Qu'est-ce que le Yi Jing ?
Le Yi Jing
par Pierre Wittmann
Le Yi Jing est le premier des cinq classiques de la culture chinoise, les livres que tout lettré et tout haut fonctionnaire, en Chine, devait connaître par cœur. « Yi » veut dire changement et « Jing » veut dire classique. C'est donc le Classique des changements, on l'appelle aussi le Livre des mutations. L'origine du Yi Jing remonte à plus de quatre mille ans, au légendaire Fu Xi, le père fondateur du peuple chinois, qui est supposé avoir discerné les trigrammes sur le dos d'une tortue.
Si Yi Jing est la translitération correcte du chinois selon le système pinyin, on rencontre souvent Yi King, et I Ching est l'orthographe généralement utilisée par les anglophones.
L'histoire du Yi Jing commence à l'âge du bronze, au milieu du deuxième millénaire avant notre ère, avec la découverte de la divination par les devins animistes de la dynastie Shang. À cette époque, on procédait à des sacrifices liturgiques pour déterminer le moment opportun d'accomplir toute entreprise importante : repiquer et récolter le riz, partir en voyage, déclarer la guerre. On avait observé que lorsqu'on grillait des pièces de viande en offrande aux divinités, des fissures se produisaient sur les os. Les Chinois pensèrent tout d'abord que c'était ainsi que les esprits répondaient aux requêtes humaines. Mais, peu à peu, ils arrivèrent à la conclusion que c'était la qualité du moment plus que le bon vouloir des dieux qui importait et qui provoquait les fissures.
Leur côté pragmatique les conduisit progressivement à se passer de l'intervention des dieux. Ils cessèrent d'accomplir de coûteux sacrifices et créèrent un nouveau cérémonial, utilisant des carapaces de tortue sur lesquelles ils appliquaient des brandons. Pour les Chinois, la tortue est une forme vivante à l'image de l'univers. Qui mieux qu'elle pouvait répondre aux interrogations des hommes sur la qualité du temps ? Ces carapaces étaient ensuite soigneusement conservées et archivées. Pour se souvenir de leurs interprétations, les devins, devenus scribes, gravaient de petits signes à côté des fissures. Ce sont ces signes qui donnèrent naissance aux idéogrammes de l'écriture chinoise.
Ils observèrent, grâce à leurs archives – on a retrouvé récemment des centaines de milliers de carapaces de tortues – que les mêmes fissures réapparaissaient avec des significations similaires. Ainsi, à partir de données empiriques, un système très structuré fut élaboré, qui devint, après des siècles de tâtonnements, le Yi Jing que nous connaissons aujourd'hui. Selon la légende, le texte du Yi Jing fut écrit par le roi Wen, dans la prison où il avait été enfermé par le tyran Di Xin, au douzième siècle avant notre ère, puis complété par son fils, le duc des Zhou. Il fut ensuite peaufiné par des générations de lettrés, jusqu'au texte définitif, le texte canonique, qui fut gravé dans la pierre, à Xian, en 572 de notre ère.
Le principe philosophique du Yi Jing est que tout, dans le monde phénoménal, est en perpétuel changement. Aucune situation n'est fixe ni permanente. L'univers, et les dix mille choses qu'il contient, est composé de deux types d'énergie, l'énergie yang, créative, et l'énergie yin, réceptive, qui se combinent dans des proportions et des configurations variées. Pour représenter ces multiples variations, les Chinois ont inventé un système graphique, les hexagrammes.
Un hexagramme, comme son nom le suggère, est un ensemble de six lignes. Chacune de ces lignes peut être soit yang, c'est alors une ligne continue, soit yin, c'est alors une ligne brisée. Il y a 64 combinaisons possibles de ces six lignes yin ou yang. Les 64 hexagrammes représentent 64 situations archétypales, celles qui revenaient toujours dans l'interprétation des fissures sur les os et les carapaces de tortue. Comme rien n'est fixe, mais que toute situation évolue et se transforme en une nouvelle situation, chaque hexagramme se transforme, lui aussi, en un nouvel hexagramme. Chaque ligne, en effet, mute à un certain moment en son opposé, une ligne yang devient yin, reste yin pendant une certaine période, puis mute de nouveau et redevient yang. Et inversement pour une ligne yin.
Ce processus se produit bien sûr pour chacune des six lignes. Certaines lignes vont muter ensemble, d'autres individuellement. Pour chaque hexagramme, cela représente 64 possibilités de mutation. Chacune de ces 64 mutations possibles va produire un nouvel hexagramme, dit hexagramme de perspective, qui va affiner le sens des caractéristiques de base de l'hexagramme de situation. Le couplage de ces deux hexagrammes donne un total de 4096 situations différentes. On comprend donc la précision et la sophistication de ce système.
Le texte du Yi Jing proprement dit est relativement court, puisqu'il ne compte que 4082 idéogrammes. Chacun des 64 chapitres commence par le dessin de l'hexagramme suivi de son nom, qui définit la situation — par exemple attendre, révolution, obstruction, s'enthousiasmer, grande force, réunion, faire retraite, abondance, etc. Il comporte ensuite le jugement, un court résumé de la situation qui donne souvent des conseils stratégiques pour la gérer. Il se termine par six petits textes qui expliquent les particularités des lignes mutantes, ce que chacune d'elle ajoute à la situation, ainsi que des conseils pour aborder cet aspect particulier de la situation. Le texte canonique comporte également les Dix Ailes, des commentaires classiques attribués à Confucius, qui fut aussi un grand adepte du Yi Jing.
Ce qu'il y a d'original dans le Yi Jing, c'est la manière de déterminer l'hexagramme et les lignes mutantes qui correspondent à la situation qui nous préoccupe. C'est en effet le hasard qui va les déterminer, si toutefois on considère que le hasard existe ! Il y a deux méthodes principales pour tirer le Yi Jing ou, plus précisément, pour calculer l'hexagramme et ses lignes mutantes. Celle, classique et élaborée, des baguettes, qui implique la manipulation subtile de cinquante tiges d'achillée, et celle des sapèques, plus récente et plus rapide, qui consiste à jeter six fois de suite trois pièces de monnaie.
Avant d'utiliser baguettes ou pièces, il faut déterminer avec soin ce que l'on désire demander au Yi Jing. Il convient de mettre la question par écrit, en utilisant un verbe d'action dont le consultant est le sujet, et de se souvenir, en posant sa question, que le Yi Jing ne répond pas par oui ou par non, et ne prédit pas l'avenir. Il révèle objectivement la situation présente et ses caractéristiques – que le consultant ne perçoit généralement pas clairement – et suggère des solutions, des lignes de conduite ou des stratégies pour en tirer le meilleur parti.
Il faut noter que, dans l'absolu, aucune situation n'est fondamentalement bonne ou mauvaise. Elles ont chacune leur place, et leur rôle, dans le jeu de l'existence, et, comme elles ne sont pas permanentes, elles vont évoluer et changer tôt ou tard. La sagesse chinoise dit qu'il ne faut pas trop se réjouir des bonnes situations, car elles ne peuvent que se détériorer, et ne pas trop se lamenter sur les situations catastrophiques, car elles vont nécessairement s'améliorer.